Terre-Neuve: l’aérodrome du bout du monde

Les images évocatrices de la mythique Terre-Neuve abondent: convoités Grands Bancs, majestueux caps et fjords, impressionnants icebergs et baleines, mystérieuses landes et tourbières, vestiges de colonie Viking et pittoresques villages de pêcheurs. Toutefois, peu connaissent l’histoire aérienne de cette grande île la plus orientale de l’Amérique du Nord. Il y a certes le célèbre premier vol transatlantique entre Terre-Neuve et l’Irlande réalisé en 1919 à bord d’un Vickers Vimy, mais c’est la deuxième guerre mondiale qui fera de cette île un vaste aérodrome essentiel pour la victoire des Alliés. C’est ce que j’ai découvert lors d’un récent séjour à Terre-Neuve.

Comme la lutte anti-sous-marine autour des îles britanniques tourne en faveur de la Grande-Bretagne à la fin de 1940, les meutes de U-Boote allemands se déplacent vers l’ouest jusqu’aux côtes du Canada et s’aventurent même dans l’estuaire du fleuve Saint-Laurent. Au début du conflit, tant la marine que l’aviation canadiennes disposent de moyens fort limités et devront rapidement bâtir leurs forces. La Marine royale canadienne ouvre une base d’opération dans le port de St. John’s à Terre-Neuve qui est encore une colonie britannique à l’époque. Toutefois, les navires de guerre ne peuvent à eux-seuls gagner la bataille de l’Atlantique. C’est le recours aux avions de patrouille et de lutte anti-sous-marine qui fera définitivement pencher la balance en faveur des Alliés. Afin de combler le mortel «Mid Atlantic Gap» encore hors de portée des bombardiers, l’installation de bases aériennes à Terre-Neuve devient primordiale.

Dès son ouverture en 1938, l’aéroport de Gander à Terre-Neuve devint rapidement une escale importante pour les vols transatlantiques et, suite au déclenchement du conflit, le gouvernement canadien accepte d’assurer la protection et l’agrandissement de ce qui deviendra le principal tremplin du Ferry Command pour acheminer vers le front européen les avions fabriqués en Amérique. Le Canada accepte également de prendre en charge la base d’hydravions située à Botwood et de construire deux nouvelles bases aériennes: une à Goose Bay au Labrador et l’autre à Torbay, non loin de St. John’s sur la côte Est de Terre-Neuve.

La base aérienne de Torbay deviendra le principal centre d’opération pour la lutte anti-sous-marine du Royal Canadian Air Force (RCAF). Sa construction débute en avril 1941 et, dès octobre de la même année, quatre bombardiers Lockheed Hudson se posent sur la première piste ouverte de l’aéroport encore en construction. Outre les Hudson, le RCAF y dépêchera des Douglas Digby (nommés B-18 Bolo par les américains) ainsi que des Lockheed Ventura. Moins d’un an après l’arrivée de ces avions, la RCAF compte une dizaine d’attaques contre les U-Boote, dont l’U-520 coulé au large de Terre-Neuve par un Digby.

RCAF Douglas Digby

L’année 1942 sera fertile en évènements. À la demande des autorités de Terre-Neuve, Trans-Canada Air Lines inaugure, le 1 mai 1942, la première liaison commerciale régulière entre le Canada et l’aéroport de Torbay. En juin 2012, le premier escadron de chasseurs Hawker Hurricane s’installe à la base. C’est également l’année où les U-Boote attaquent les installations portuaires de Bell Island afin de perturber l’acheminement du minerai de fer vers les aciéries canadiennes. Quatre minéraliers-vraquiers sont coulés et plus de 60 personnes perdent la vie. Toutefois, la plus grande tragédie maritime de Terre-Neuve a lieu dans la nuit du 13 au 14 octobre 1942 lorsque l’U-69 coule le traversier SS Caribou entraînant la mort de 136 passagers, dont 10 enfants. Face à la témérité des attaques si près des côtes, les Hurricane et les Westland Lysander de Torbay seront munis de bombes et de grenades sous-marines afin de compenser les bombardiers encore trop peu nombreux. L’année se termine sur une note plus légère lorsque que les ingénieux mécanos de la base  assemblent un Supermarine Spitfire avec des pièces récupérés de trois avions fort endommagés provenant du navire britannique S.S. Empire Kingsley qui s’est réfugié à St. John’s après avoir essuyé une terrible tempête. L’appareil vole pour la première fois au début de 1943 et devient le seul et unique Spitfire en service à Torbay. Lorsque le haut commandement a vent de l’affaire, le Spitfire, avec le nom «Miss Torbay» peinturé sur son nez, prend la mer en direction de l’Angleterre. Miss Torbay survivra à la guerre et terminera sa carrière dans le 17 Group Communications Squadron du RAF.

RCAF Hawker Hurricane

En 1943, la base de Torbay accueille un nombre croissant de Canadian Vickers Canso (version canadienne du Catalina) mais ce sera l’arrivée des premiers Consolidated Liberator de lutte anti-sous-marine qui marquera un point tournant. Dorénavant, la RCAF dispose d’un avion lourdement armé et d’un rayon d’action suffisant pour enfin éliminer le «Mid Atlantic Gap». Un de ces Liberator canadiens coule d’ailleurs l’U-341 au large de l’Islande le 19 septembre 1943. Au plus fort de la guerre, la RCAF déploie plus de 2000 hommes à la base de Torbay également utilisée, dans une moindre mesure, par la RAF et l’armée de l’air américaine.

RCAF Consolidated Liberator

La fin de la guerre marque une décroissance rapide des effectifs militaires à Torbay et le ministère canadien des Transports assure, à compter de 1946, l’opération de l’aéroport dorénavant civil. Toutefois, une présence militaire réduite subsiste puisque certains bâtiments sont loués à l’USAF à compter de 1947. La RCAF y déploie également en 1948 une petite unité d’Avro Lancaster aménagés pour des missions de recherche et de sauvetage. La forte présence canadienne à Terre-Neuve durant le second conflit mondial n’est sans doute pas étrangère au fait que la colonie de Terre-Neuve devint la dixième province à se joindre à la fédération canadienne en 1949, suite à un référendum populaire.

RCAF Avro Lancaster MK X

Avec la Guerre froide qui s’intensifie, l’intérêt stratégique de l’aéroport de Torbay renaît. En 1953, le ministère canadien de la Défense reprend le contrôle des installations et la présence des militaires canadiens et américains s’y accroît. Ce regain d’intérêt sera toutefois de courte durée puisque l’USAF quitte définitivement Torbay en 1958 et la RCAF en 1964. L’aéroport, de retour sous administration civile, changera de nom pour devenir St. John’s Airport. Pendant plusieurs années, Air Canada et Eastern Provincial Airways (entreprise aujourd’hui disparue) seront les principaux utilisateurs de cet aéroport relativement tranquille. Récemment rénové, cet aéroport est au cœur d’une activité économique croissante grâce à la prospérité générée par les plates-formes pétrolières poussant au large de Terre-Neuve et au boom minier au Labrador et dans le nord du Québec. Le trafic aérien civil y est donc en croissance et de nouveaux transporteurs régionaux, tel qu’Air Labrador, ainsi que l’entreprise Cougar Helicopters desservant les plates-formes pétrolières, y ont fait leur nid. Air Saint-Pierre effectue également des vols réguliers entre l’aéroport de St. John’s et la collectivité française d’outre-mer de Saint-Pierre-et-Miquelon.

 Il subsiste également une présence militaire à l’aéroport de St. John’s puisque l’Aviation royale canadienne y maintient une unité de réserve chargé d’approvisionner en carburant ses avions qui y transitent, de même que les appareils de ses alliés qui y font escale en direction des bases d’entraînement de l’OTAN sur le territoire canadien, notamment celle de Goose Bay au Labrador. L’origine militaire de l’aéroport de St. John’s est par ailleurs souligné dans l’aérogare où j’ai apprécié un kiosque fort intéressant avec photos d’époque, textes et maquettes d’avions. Une sculpture rappelle par ailleurs un évènement tragique plus récent, soit les attentats terroristes du 11 septembre 2001. La fermeture complète et immédiate de l’espace aérien américain, fit en sorte que les aéroports canadiens, dont celui de St. John’s, furent rapidement transformés en vastes terrains de stationnement d’avions étrangers cherchant refuge. La sculpture souligne la solidarité et l’hospitalité légendaire des terre-neuviens qui accueillirent les passagers immobilisés pendant plusieurs jours à St-John’s.

Le pire ennemi des aviateurs stationnés à Torbay n’était évidemment pas les avions de chasse allemands, ni même le Screech (tord-boyaux local), mais plutôt le climat inhospitalier – fréquent brouillard, verglas et blizzards –  responsable de la perte de plusieurs équipages. Encore aujourd’hui, les vols commerciaux sont fréquemment retardés ou annulés à l’aéroport de St. John’s pour les mêmes raisons. S’il vous arrive de devoir y patienter, vous pourrez au moins replonger dans l’histoire de cet aérodrome insolite du bout du monde… et du Canada…


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ARTICLE ÉDITÉ PAR
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Marcel
Fils d’un aviateur militaire (il est tombé dedans quand il était petit…) et biologiste qui adore voler en avion de brousse, ce rédacteur du Québec apprécie partager sa passion de l'aéronautique avec la fraternité francophone d’Avions Légendaires.
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