Les années 1950 virent la CIA se lancer dans une étonnante course au renseignement aéroporté. Il fallait en savoir le maximum sur les installations militaires soviétiques et les mouvements de leurs troupes. Ce fut l’âge d’or des avions de reconnaissance stratégique, aussi bien ceux adaptés de machines de transport ou de bombardiers que ceux conçus ab initio pour ces missions. L’une des exigences de l’US Air Force était que les avions disposent d’une signature radar parmi les plus faibles afin d’éveiller le moins possible les soupçons de l’URSS. La haute vitesse horizontale passait alors pour la solution miracle et elle donna naissance au début de la décennie suivante au surprenant Lockheed A-12 Oxcart.
Au milieu de ces années 1950 le gros des missions de reconnaissance stratégique était encore à la charge des Boeing RB-47E Silver King et RB-52B Stratofortress mais également es Douglas RB-66B/C Destroyer et des premiers Lockheed RC-130A/B Hercules. Ces avions avaient alors le défaut d’être subsoniques et donc de pouvoir représenter des cibles de choix pour les Mikoyan-Gurevich MiG-19 Farmer et Sukhoi Su-11 Fishpot de la chasse soviétique. Alors que la haute altitude prouvait de plus en plus ses possibilité grâce à l’ultrasecret Lockheed U-2A Dragon Lady et ce malgré l’abandon du très prometteur Bell X-16 les équipes des Skunk Works proposèrent de travailler sur un programme très différent : le vol trisonique horizontal là aussi à haute altitude. Il s’agissait aussi de préfigurer un futur remplacement des U-2 justement mais aussi des excellents Martin RB-57D Canberra.
Pour la forme les services de renseignement des États-Unis mirent Lockheed en concurrence avec un des autres grands avionneurs de cette époque : Convair. Celui-ci proposait un avant-projet plus ambitieux encore, connu sous le surnom de Kingfisher. Pourtant il ne fit pas le poids face à l’avion dessiné à Burbank. Le programme Kingfisher fut abandonné au début de l’année 1960.
Classé top secret par la CIA le programme reçut la désignation d’Archangel. Chez Lockheed hormis les ingénieurs et techniciens placés sous l’autorité directe de Clarence « Kelly » Johnson seule une dizaine de hauts responsables connaissaient les tenants et les aboutissants de cet avion. On estime aujourd’hui qu’en février 1960 quand l’avion fut officiellement commandé à douze exemplaires plus de 95% du personnel de l’avionneur ne savait rien de lui. Le secret était la base de travail des Skunk Works et des ouvriers sélectionnés pour l’assembler. Au sein de l’US Department of Defense et plus particulièrement de l’US Air Force qui allait devoir le mettre en œuvre l’Archangel était également un mystère.
L’un des principaux points sensibles de l’avion provenait du fait qu’il devait être produit principalement en titane, l’un des métaux les plus résistants aux échanges de température à grande vitesse et haute altitude. Seule souci les stocks de Lockheed en la matière étaient limités et l’US Air Force avait versé les siens au programme de l’avion expérimental North American X-15. Johnson fit alors appel à la CIA, seule capable de lui trouver le précieux métal auprès du principal fournisseur mondial à cette époque : l’URSS. Via des montages de sociétés écrans les agents américains réussirent à acheter aux Soviétiques la matière première nécessaire à leur espionnage aéroporté.
Malheureusement pour lui l’ultra résistance du titane le rendait alors également très difficile à travailler dans les ateliers de Lockheed. Aussi le métal « soviétique » ne fut assemblé que par petits morceaux. Afin de permettre à l’Archangel d’atteindre la vitesse de Mach 3, trois fois la vitesse du son en vol horizontal, les ingénieurs firent appel à un réacteur spécialement conçu pour cela : le Pratt & Whitney J58-1. Deux devaient propulser l’appareil, chacun développant 9300 kilogrammes de poussée à sec et 14740 kilogrammes avec post-combustion. À l’instar du U-2 Clarence Johnson décida que son avion ne serait pas armé, sa vitesse le mettant à l’abri des chasseurs ennemis.
Le prototype de l’Archangel réalisa son premier vol le 26 avril 1962. Il fut alors décidé que la CIA en commanderait douze exemplaires. L’US Air Force choisit de lui octroyer la désignation d’A-12. Non pas comme douzième avion d’attaque, la lettre A représentant ici le nom du programme et le douze le nombre d’avions initialement commandés. La CIA l’affubla, avec pas mal de second degré, du patronyme d’Oxcart. Il s’agit là du nom anglais d’un char à bœufs, un des engins terrestres les plus lents qui soit !
Des retards de développement du réacteur J58-1 poussèrent Lockheed à produire leurs cinq premiers A-12 avec des Pratt & Whitney J75-P similaires à ceux équipant les chasseurs Convair F-106A Delta Dart. Ainsi motorisés les avions de reconnaissance stratégique étaient à peine bisonique, et encore pour des temps très courts. Ce n’est qu’en octobre 1962 que le sixième exemplaire construit le fut avec son réacteur définitif. Par la suite les cinq premiers avions furent rétrofités.
Entre janvier et février 1963 les vols d’essais permirent d’atteindre Mach 3 puis Mach 3.2, une première à cette époque pour un avion construit en série. Quelques semaines plus tard pourtant, en mai, le troisième Lockheed A-12 Oxcart de série, connu comme Article 123, s’écrasa. Son pilote d’essais réussit cependant à s’éjecter et fut récupéré par un routier.
La CIA et l’US Air Force firent passer l’accident pour celui d’un chasseur-bombardier Republic F-105 Tunderchief. Le douzième et dernier exemplaire de la commande initiale fut livré en juin 1964. Pour autant les premiers vols opérationnels ne débutèrent qu’en mai 1967 au-dessus du Vietnam. La CIA estimant que les qualités de vol de l’avion ne lui permettaient pas d’envisager des missions d’espionnage au-dessus du territoire soviétique, sauf en cas de nécessité absolue.
Dans le même temps un treizième exemplaire fut produit, comme A-12B de transformation opérationnelle. Ce biplace n’emportait qu’un équipement de reconnaissance très limité.
C’est depuis Kadena AB au Japon que les Lockheed A-12 Oxcart évoluaient. Les missions d’espionnage aéroporté au-dessus du Vietnam consistaient à repérer et à cartographier les sites de lancement de missiles sol-air S-75 et S-200 de facture soviétique, respectivement connus auprès de l’OTAN comme SA-2 Guideline et SA-5 Gammon. Ces deux armes représentaient les principales menaces pour les bombardiers et chasseurs américains.
Au total la petite flotte d’A-12 mena vingt-deux missions au-dessus du Vietnam, la plus part du temps de nuit et hors de tous plans de vol. Même l’US Air Force et l’US Navy ignoraient tout de ces missions, là encore couvertes par le fameux top secret.
Au début de l’année 1968 les avions espions trisoniques firent leur apparition dans le ciel de Corée du Nord, l’un des grands ennemis des États-Unis dans la région. En fait les Oxcart menaient des missions dans le cadre de la riposte prévue par les États-Unis suite à la capture du navire de renseignement USS Pueblo. Des sites de DCA furent également identifiés à l’occasion de ces vols.
En fait l’arrivée progressive en service du Lockheed SR-71 Blackbird, dérivant justement de cet A-12 Oxcart précipita sa fin de carrière. Celle-ci fut effective le 21 juin 1968, soit à peine treize mois après son entrée en service.
En fait malgré sa vitesse hors norme l’Oxcart était globalement perçu par les pilotes de l’US Air Force comme un échec technologique. Il volait difficilement, était incapable de réaliser des virages serrés, et ne pouvait pas être ravitaillé en vol.
Outre l’A-12B deux biplaces supplémentaires furent produits sous la désignation de Lockheed M-21. N’emportant aucun équipement de reconnaissance en soutes ces avions servaient au transport et à la mise en œuvre de drones stratégique Lockheed D-21. Ces avions sans pilotes étaient installés sur le dessus du fuselage des M-21, un peu à la manière des Mistel allemands de la Seconde Guerre mondiale. Le second exemplaire fut perdu lors d’un vol d’essais en 1966, dans des circonstances encore assez troubles.
L’unique M-21 restant ne réalisa que quelques missions à l’approche de la Chine avant de laisser la place à des SR-71 Blackbird là aussi plus adaptés que lui
Quatre Lockheed A-12 Oxcart furent perdus au total, souvent lors de vols d’essais ou « à l’entraînement » ainsi que le biplace A-12B et donc le second M-21. Huit des neuf exemplaires restant font aujourd’hui la joie des conservateurs et visiteurs de musées aéronautiques aussi différents que l’Intrepid Sea-Air-Space museum de New York City, le San Diego Air & Space Museum, ou encore le Museum of Flight de Seattle. Le dernier d’entre eux n’est pas exposé dans un musée mais sur les pelouses du George Bush Center for Intelligence, le célèbre quartier général de la CIA à Langley en Virginie.
Hormis le très réussi et légendaire SR-71 Blackbird l’A-12 Oxcart a donné naissance au chasseur expérimental YF-12.
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