Pour ce nouvel article historique de l’été, je vous propose de nous intéresser à un avion qui se trouve aux limites des aviations civiles et militaires : un biréacteur qui en son temps fut à l’origine d’un scandale politico-financier qui ébranla la fin de mandat de Ronald Reagan et gâcha quelque peu le début de celui de son successeur George Bush. Un programme qui en moins de dix ans passa de 900 millions de dollars à plus de 11 milliards, le tout bien entendu aux frais du contribuable américain. Inutile de vous dire que cet avion n’était du coup pas très populaire aux États-Unis.
Il concernait un principe pleinement constitutif de la défense anti-aérienne américaine, celui de la protection contre les missiles balistiques. Né aux États-Unis avec la Guerre Froide, il avait pour but de protéger le territoire national contre une éventuelle frappe soviétique. Pourtant durant les trois premières décennies de ce conflit les différentes forces américaines, et principalement l’US Air Force, ne se concentrèrent que sur la défense contre les bombardiers soviétiques. C’est avec l’expansion des missiles balistiques, qu’ils soient basés à terre sur des camions ou dans des silos, ou bien qu’ils soient installés dans le ventre de puissants sous-marins, que l’Amérique découvrit la défense antimissile balistique. Il aurait été naturel que ce soit cette même US Air Force voire éventuellement l’US Navy qui soit chargées seules de cette défense. C’est très mal connaitre les guéguerres de clochers qui existent au sein même du Pentagone. Du coup l’US Army se lança elle aussi dans la course. Cette décision déboucha sur la mise en œuvre durant une décennie de celui qui reste toujours aujourd’hui le plus gros aéronef à avoir porté les couleurs de l’armée américaine : le Boeing 767 AST, ou Airborne Surveillance Testbed.
Comme son nom l’indique le Boeing 767 AST est un testbed, c’est à dire en français un banc d’essai volant, ce qui explique pourquoi il ne reçut jamais pleinement le statut d’avion militaire même s’il œuvra pour la défense américaine.
C’est en 1983 que l’US Army fit savoir à Boeing qu’elle recherchait une plateforme de guerre contre les missiles balistiques destinée à patrouiller et, éventuellement à repérer les engins tirés depuis l’Union Soviétique. Non armé cet avion devait pouvoir, à l’aide d’un rayon laser, marquer les missiles afin que ceux-ci soient interceptés en vol par des missiles sol-air américains du type Patriot, Hawk, ou Nike Hercules, plus ou moins profondément modifiés.
Devant l’ampleur du chantier les équipes de Boeing, maître d’œuvre du programme, mais aussi celles de l’US Army Space & Strategic Defence Command ou SSDC, mais aussi d’équipementiers comme Texas Instruments, Loral, ou encore Fairchild décidèrent que l’avion devait être un gros porteur. Après avoir envisagé l’utilisation d’un avion de transport tactique type Lockheed C-130H Hercules, le choix se porta rapidement sur l’exemplaire de présérie de l’avion de ligne de nouvelle génération Boeing 767-200. Le programme reçut la désignation d’AOA pour Airborne Optical Adjunct, ou système d’assistance optique aéroporté, et fut immédiatement classé au plus haut niveau de confidentialité par le Pentagone. Il ne s’agissait pas que Moscou apprenne quoi que ce soit de ce programme. À cette époque son coût avait officiellement été évalué à 900 millions de dollars, un chiffre qui peut paraître bas mais qui s’explique par le fait que Boeing mit gracieusement à disposition un 767-200 fraîchement sorti d’usine.
Aux vues de la taille considérable des équipements emportés par l’AOA, les ingénieurs engagés dans le programme décidèrent de gréer ceux-ci à l’intérieur d’un gigantesque carénage placé sur l’extrados de l’avion de ligne. Cette excroissance en forme de baignoire renversée renfermait les équipements laser, optiques, et infrarouges qui permettaient à l’avion de repérer les missiles balistiques soviétiques, voire de les désigner aux batteries de missiles anti-aériens. L’avion prélevé conserva son anodine immatriculation civile N767BA. Finis cependant pour lui les vols de représentations au profit de la commercialisation du 767-200.
Extérieurement l’Airborne Optical Adjunct se différenciait donc des autres Boeing 767-200 par cet imposant carénage d’une longueur de 26 mètres pour une hauteur de 2.40 mètres et une largeur de 3 mètres. En outre deux stabilisateurs d’une longueur de deux mètres chacun avaient été installés sous l’empennage de l’avion afin de le rééquilibrer en vol. La cabine du biréacteur était prévue pour quinze consoles de travail plus dix places affectée à divers techniciens et observateurs. Et ce sans compter le cockpit qui pouvait emporter de manière classique un pilote et un copilote. L’AOA n’était pas prévu pour être ravitailler en vol. C’est dans cette configuration qu’il réalisa son premier vol en août 1987 dans le plus grand secret.
Pour la petite histoire l’US Air Force qui voyait d’un très mauvais œil ce nouvel avion, en particulier parce que ses généraux craignaient de perdre de l’influence vis à vis de leurs homologues de l’US Army, refusa au départ d’assurer la sécurité aérienne autour de ce vol inaugural. Finalement quatre chasseurs General Dynamics F-16 Fighting Falcon furent affectés, ainsi qu’un avion radar Boeing E-3 Sentry afin de s’assurer qu’aucun avion ne pénétrerait l’espace aérien où le vol d’essais devait avoir lieu. Même ces cinq avions militaires n’y avaient pas droit. Personne ne devait voir, ne serait-ce qu’entrapercevoir de loin, celui qui était alors un des secrets militaires les mieux gardés au monde.
C’est de nuit, là encore sous très étroite surveillance que le Boeing 767-200 quitta le centre d’essais de Boeing Field près de Seattle pour rejoindre Nellis AFB et ses installations beaucoup plus sécurisées. En juin 1990 l’US Air Force rejoignit officiellement le programme, permettant ainsi d’injecter de nouveaux capitaux dans le développement. Par la même occasion l’Airborne Optical Adjunct devenait Airborne Surveillance Testbed. Cependant l’armée américaine conservait la main.
Officiellement le Boeing 767 AST n’entra en service (restreint) qu’en septembre 1995. C’est à dire quatre ans après la fin de la menace que faisait peser sur le territoire américain les missiles soviétiques. Deux ans plus tard, le SSDC devint le SMDC pour Space & Missiles Defence Command. L’idée qui commençait à germer dans l’esprit des généraux américains était que l’avion puisse emporter un second laser, offensif celui-là qui permettrait depuis la haute altitude de détruire les satellites espions ennemis en orbite basse et moyenne. Depuis l’abandon en 1988 du programme d’intégration du missile ASM-135 ASAT sur les chasseurs McDonnell Douglas F-15C Eagle le Pentagone cherchait activement une arme anti-satellite efficace.
Cependant quand les ingénieurs présentèrent une estimation des coûts de développement d’un tel avion, les financiers du Pentagone eurent raison des ambitions des militaires. Jamais l’Airborne Surveillance Testbed ne serait autre chose que ce pourquoi il avait été initialement pensé.
Après les attaques terroristes survenues le 11 septembre 2001 contre la côte est américaine l’US Army envisagea d’adapter le Boeing 767 AST à des missions de défense anti-aérienne plus classique au moyen là encore d’un laser de combat. Mais cette fois ci les querelles avec l’US Air Force allaient prendre des proportions inégalées. L’aviation américaine voyait désormais très mal ce biréacteur qui venait faire de l’ombre à son nouveau joujou, le programme Airborne Balistic Laser et son avion porteur Boeing YAL-1. Ce 747-400F profondément modifié était devenu le fer de lance de la défense anti missile balistique des États-Unis en ce tout début de vingt-et-unième siècle. Pas question d’y toucher.
Cela participa à la chute du programme AST. Le dernier vol intervint en février 2002.
L’US Army et Boeing envisagèrent un temps de confier l’Airborne Surveillance Testbed au National Air & Space Museum mais le chantier qui consistait à le transformer en pièce de musée était tellement colossal que les conservateurs refusèrent ce cadeau empoisonné. Finalement, cet étrange Boeing 767-200 termina sa vie en 2009 sous les mâchoires des engins d’un ferrailleur.
Ainsi se terminait l’aventure d’un des avions les plus onéreux de l’histoire contemporaine américaine. Il faut savoir que certaines données techniques mais aussi financières ne seront réellement connues qu’en 2042, étant actuellement encore confidentielles aux États-Unis. Finalement aurait-il coûté plus cher que onze milliards de dollars US ? Il faudra attendre 26 ans pour avoir la réponse !
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2 Responses
Félicitations pour cet article,Arnaud!
Je croyais connaitre à peu près tous ce qui vole ou a volé sous cocarde militaire mais je n’avais jamais entendu parler de ce programme!
Merci encore et continuer comme ça,votre site est excellent!
Ravi de savoir que ce sujet plaise. C’est aussi (surtout d’ailleurs) pour faire découvrir des avions méconnus que ce genre de sujet existe. Il y a eu récemment celui sur le SCA et il y en aura d’autres à venir.