Hormis quelques très rares cas comme la Royal Air Force avec notamment ses Avro Shakelton les avions de patrouille maritime appartiennent aux forces aéronavales. C’est logique, qui mieux que les marins peuvent surveiller les espaces maritimes et océaniques, et éventuellement pourchasser les submersibles et navires ennemis.
Alors quand on croise de tels avions dans des forces aériennes, on ne les oublie pas. Mais alors quand ces avions se mettent à appartenir à des composantes terrestres cela devient carrément étonnant. C’est pourtant l’aventure méconnue qui arriva durant la guerre du Vietnam à une poignée de Lockheed P-2V Neptune.
Mais au fait pourquoi choisir le Neptune et pas un énième avion de transport à l’image du Fairchild C-123 Provider ou du Lockheed C-130 Hercules ? Mystère. Même aujourd’hui le choix de l’avion de patmar comme plateforme demeure une énigme. Certains avancent cependant que c’est par pure opportunité que cet avion fut choisi à deux reprises différentes. Des Neptune étaient disponibles, ils furent acquis.
Les Lockheed RB-69A Neptune de l’US Air Force
En novembre 1954 l’US Air Force et la CIA lancèrent en commun le projet Cherry, relatif à l’observation tous-temps par infrarouge et au recueil du renseignement d’origine d’électronique au-dessus d’un champs de bataille donné. Dans l’esprit des dirigeants de l’agence américaine du renseignement il s’agissait de savoir ce qui se passait de l’autre côté du Rideau de Fer. Or les militaires comptaient bien garder un œil sur l’Asie du sud-est. Non seulement leur défaite en Corée résonnait encore comme un cuisant échec aux conséquences et portées énormes du fait de la création d’une nouvelle puissance communiste : la Corée du Nord. Mais en plus ils avaient conscience du développement marxiste dans les anciennes colonies françaises d’Indochine. Les militaires américains savaient que tôt ou tard ils iraient dans cette partie de l’Asie.
Aux regards des avions disponibles la CIA décida d’acheter cinq avions de patrouille maritime Lockheed P2V-7 Neptune initialement destinés à l’US Navy. Les avions en fait ne quittèrent jamais les usines de l’avionneur. Ils furent juste envoyés dans les ateliers des Skunk Works, le célèbre bureau d’étude secret du constructeur. Là ils furent modifiés avec l’aide d’ingénieurs des sociétés Texas Instruments et Westinghouse. Il s’agissait de convertir des avions de patrouille maritime en avions espions.
Les premiers essais en vol du nouvel avion, alors désigné P2V-7U (U pour Utility, c’est à dire avion utilitaire), débutèrent fin 1955 dans le plus grand secret. À cette époque les premiers éléments américains avaient commencé à se déployer en Asie du sud-est dans ce qui n’était pas encore officiellement la guerre du Vietnam. Les missions de reconnaissance et d’écoute étaient alors dévolues aux Douglas RB-66 Destroyer et aux Lockheed U-2 Dragonlady, deux modèles d’avions alors ultramodernes mais paradoxalement inadaptés à opérer au-dessus de zone semi-urbanisées comme les villages locaux. Le programme Cherry prenait donc tout son sens.
Alors que les années 1956 et 1957 furent surtout consacrées aux essais en vol à Edwards AFB en Californie et à Eglin AFB en Floride. C’est à cette époque que les P2V-7U changèrent de désignation, devenant officiellement des Lockheed RB-69A Neptune. En fait la marine américaine n’accepta jamais que l’aviation militaire puisse disposer de patrouilleurs. Ils devinrent donc des bombardiers transformés en avions de reconnaissance.
Assez étrangement ce n’est pas au-dessus du Vietnam que les deux premiers Lockheed RB-69A entrèrent en service. La CIA demanda à l’US Air Force de les déployer en Allemagne de l’Ouest. En janvier 1958 ils atterrirent pour la première fois sur le tarmac de Wiesbaden AAF, dans le sud du pays. Leur mission était alors la surveillance du corridor de Berlin, qui permettait de relier Berlin-Ouest à la République Fédérale d’Allemagne. Officiellement tous les RB-69A Neptune appartenaient alors au 19th Tactical Electronic Warfare Squadron.
Il faut se souvenir que celle qui était alors l’ex-capitale allemande se trouvait en plein milieu du territoire est-allemand. Le corridor permettait donc de relier le côté occidental de la ville (sous occupation tripartite américaine, britannique, et française) à l’Allemagne de l’Ouest. Un corridor alors sous étroite surveillance de la part des services de renseignement des deux blocs.
Les deux Lockheed RB-69A ne demeurèrent pas longtemps en service en Allemagne. En effet s’ils opéraient entre la RFA et Berlin-Ouest sous l’identité d’avions de transport militaire américain, rien ne ressemblait moins à un avion de transport qu’un P2V-7 modifié. C’est la raison pour laquelle ils furent remplacés en décembre 1957 par un Lockheed RC-130A Hercules et par deux Aero Commander RL-26D, deux modèles d’avions ressemblant nettement plus à des avions de transport. Et pour cause, ils en étaient directement dérivés.
Entre temps les deux autres Lockheed RB-69A avaient été terminés. Mais surtout ils avaient été « tropicalisés », c’est à dire équipés de filtres et de systèmes permettant leur emploi dans un environnement sub-tropical voire franchement équatorial. Ces deux avions avaient d’ailleurs rejoint fort discrètement une base américaine au Japon. Pour rajouter à la confusion ces deux avions avaient conservé leur perche arrière censée abriter le détecteur d’anomalie magnétique. Ils ressemblaient ainsi à de simples chasseurs de sous-marins.
Début 1960 les quatre premiers Lockheed RB-69A Neptune furent convoyés jusqu’à la très secrète base américaine de Hsinchu sur l’île de Formose. Le cinquième avion n’arriva qu’en juin de cette année là, avec une mission bien différente de ces quatre prédécesseurs. Si ceux-ci devaient clairement renseigner la CIA et l’armée américaine sur les mouvements de troupes marxistes au Vietnam, le cinquième avait pour rôle d’espionner les installations militaires chinoises le long de la côte orientale du pays. Dans un but purement diplomatique une partie des équipages était taïwanaise, aussi bien des pilotes que des opérateurs de reconnaissance. Tous cependant travaillaient pour la CIA.
Au début de l’été 1962 les équipages du 19th TEWS firent comprendre à leur hiérarchie que la base de Hsinchu était trop éloignée du théâtre d’opérations vietnamien pour pouvoir jouir pleinement des capacités du Neptune. Un détachement local fut alors envisagé.En fait cette demande n’était pas anodine. En effet en mars 1962 un des cinq avions avait été perdu en opération, officiellement accidenté au large des côtes sud-coréennes. Aucun des six membres d’équipage américano-taïwanais ne fut jamais retrouvé.
En janvier 1963 un Lockheed P-2E (alias P2V-5 avant le réalignement de septembre 1962) fut prélevé sur les stocks de l’US Navy et renvoyé à Burbank aux ateliers des Skunk Works. Son équipement de patrouille maritime fut déposé et on lui installa une partie de celui des RB-69A, mais aussi un système de double-commande. Il devint ainsi le seul et unique Lockheed TB-69A d’entraînement. Sa désignation avait vu le « R » de reconnaissance supprimé par pure nécessité de simplification.
La création en mars 1963 d’un détachement permanent Da Nang AFB au Sud-Vietnam permit d’assurer des vols plus réguliers. Surtout les équipages de RB-69A Neptune opéraient aux côtés d’autres avions de reconnaissance et de guerre électronique américains, tels les McDonnell RF-101C Voodoo de l’US Air Force et les Douglas EF-10B Skyknight de l’US Navy. En juillet 1964 un Neptune espion fut à son tour perdu en opération, cette fois ci officiellement abattu par un chasseur Shenyang J-5 Fresco de l’aviation chinoise. Le pilote en question fut officiellement crédité de la destruction d’un avion de patrouille maritime, en survol à plus de cent kilomètres du littoral le plus proche, au-delà de la frontière chinoise. Fin 1963 trois des cinq RB-69A furent officiellement versés au 34th Reconnaissance Squadron de l’aviation taïwanaise, tandis que les deux autres demeuraient propriétés, tout comme le TB-69A, du 19th TEWS.
La perte de ces deux avions entraîna en septembre 1962 et décembre 1964 la transformation de deux Lockheed P-2H initialement prévus pour l’US Navy.
Cependant les « accidents » continuaient. Deux autres furent abattus en 1965, tandis qu’un troisième s’écrasait en janvier 1966 au retour d’une mission, faute de carburant suffisant au large des côtes nord-coréennes. Aucun membre des trois équipages ne survécut. Il fut un temps envisagé que deux militaires américains aient survécu et furent fait prisonnier par les forces nord-coréennes mais cette hypothèse prête toujours à caution près de cinquante ans plus tard. Finalement en novembre 1966 les deux derniers avions furent retirés du service et reverser à l’US Navy. L’un deux fut transformé en P-2H de patrouille maritime tandis que le second devint un DP-2H de guidage à distance des avions sans pilote.
Les Lockheed RP-2E Crazy Cat de l’US Army
L’aventure des Neptune de l’US Army est sensiblement différente de celle des avions de l’US Air Force. Moins riche en mésaventures, elle se fit surtout sans l’œil oppressant des services de renseignement américains, ces avions-là n’ayant qu’une pure vocation militaire. C’est ainsi que fut lancé le programme Crazy Cat relatif à un avion de recueil du renseignement d’origine électromagnétique et de brouillage des émissions ennemies.
C’est en mars 1967, peu de temps avant le retrait des deux derniers RB-69A Neptune que l’US Army demanda à la marine américaine de lui céder (gracieusement) cinq avions de patrouille maritime. C’est ainsi que des Lockheed SP-2E spécialisés dans la lutte anti-sous-marine furent versé à l’armée.
Ils y prirent la désignation de AP-2E. De manière assez surprenante ces cinq avions prirent comme patronymes le nom du projet. On parlait donc alors de Lockheed AP-2E Crazy Cat. Cependant cette désignation fut de courte durée. En effet l’état-major américain, craignant qu’on ne confonde ces avions avec les canonnières volantes AP-2H du Squadron VAH-21 de l’US Navy décida de changer leur désignation en RP-2E. Le nom de baptême ne changea pas.
À la différence des RB-69A qui avaient toujours opérés seuls les RP-2E volaient généralement aux côtés d’autres avions de reconnaissance et de brouillage de l’US Army tels les Beechcraft RU-8D Winebottle, l’unique De Havilland Canada RC-7B Pathfinder, ou encore les De Havilland RU-6A Seven Roses. Des avions aussi secrets et discrets que les Crazy Cat.
Le gros des missions des Lockheed RP-2E était le brouillage des systèmes d’écoute chinois au Nord-Vietnam et l’interception de leurs émissions radios. Ils opéraient généralement avec un équipage de sept personnes, pilote, copilote, et navigateur inclus. A cette époque les Crazy Cat était les plus gros avions en service actif dans l’US Army.
Un seul exemplaire fut perdu en opération, en novembre 1970. Il fut descendu par la DCA nord-vietnamienne et tout son équipage à l’exception du copilote fut tué. Le survivant réussit à s’extraire et fut sauvé deux jours plus tard par une mission de recherche au combat. Après ce drame plus aucun Crazy Cat n’opéra jamais seul.
À la différence des RB-69A de l’US Air Force les Lockheed RP-2E de l’US Army n’opéraient nullement au titre des « black ops« , les opérations spéciales américaines, et bénéficiaient donc d’une meilleure couverture de protection. Ils pouvaient plus aisément demander l’assistance de chasseurs en protection, ce qui sauva une fois, en juillet 1971, un équipage pris à parti par une patrouille de Mikoyan-Gurevitch MiG-21 Fishbed ennemie. Quatre chasseurs McDonnell F-4B Phantom II de l’US Navy qui se trouvaient à proximité réussirent à mettre en fuite les puissants jets d’origine soviétique. Dans l’accrochage, au canon de 23mm, un membre d’équipage du RP-2E fut néanmoins tué.
Fin 1972 la mission Crazy Cat, tout comme celle du RC-7B, fut officiellement close. Sur les quatre avions survivants, trois furent rendus à l’US Navy qui les transforma en P-2H, et un conservé par l’US Army et exposé dans son musée aéronautique de Fort Rucker en Alabama.
Il est intéressant de constater que si jamais l’US Air Force ne s’efforça de garder de traces historiques de ses RB-69A Neptune l’US Army prit le chemin inverse en conservant un avion en mémoire. Il faut signaler enfin que deux des trois P-2H ex-RP-2E ont été vendu à l’Argentine qui les utilisa en 1982 pour des missions de reconnaissance maritime lors de la guerre des Malouines. C’est l’un d’entre eux qui repéra le groupe naval britannique articulé autours du porte-avions HMS Hermes.
Si aujourd’hui l’histoire des Lockheed RB-69A Neptune et RP-2E Crazy Cat est aussi peu connue c’est aussi parce que certains aéronefs de cette époque surent se rendre plus intéressant aux yeux des historiens. Pourtant ils firent parti de l’arsenal américain pour le moins hétéroclite qui durant la guerre du Vietnam allait de l’avion d’observation léger aux plus puissants bombardiers stratégiques.
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