Alors que Montréal s’apprête à souligner le 375ème anniversaire de sa fondation, une page plus récente de l’histoire de cette ville semble aujourd’hui presque oubliée. Durant la Seconde Guerre Mondiale, Montréal est rapidement devenue le centre névralgique du Ferry Command, véritable pont aérien de l’Atlantique vers l’Europe et l’Afrique. Durant le conflit, les montréalais s’habituent au ballet incessant des avions militaires survolant leur ville. La journée du 25 avril 1944 marque toutefois l’histoire de Montréal comme celle de la pire tragédie aérienne à survenir sur son territoire.
À 10:24, par cette belle journée de printemps, le Consolidated B-24 Liberator immatriculé EW 148 décolle de l’aéroport de Dorval en banlieue Ouest de Montréal. Alors qu’il survole le Mont-Royal, le bombardier quadrimoteur tourne subitement vers le centre-ville plutôt que de poursuivre son vol vers l’Est. Le pilote semble vouloir gagner le fleuve Saint-Laurent, mais l’avion perd rapidement de l’altitude. Le Liberator passe tout près de l’Édifice Sunlife, manque de près la tour de la Gare Windsor, frôle la cheminée de la brasserie Dow, perd une aile et s’écrase à 10 :30 sur un pâté de maisons au coin des rues Shannon et Ottawa dans le quartier ouvrier de Griffintown à moins d’un kilomètre du fleuve. L’avion avec ses réservoirs contenant 9 000 litres de carburant explose sur le coup et le brasier intense qui s’ensuit détruit une quinzaine de maisons. Plusieurs sauvetages héroïques sont menés par les pompiers et les policiers accourus sur les lieux. Le constable Louis-Philippe Lemieux, qui pénètre bravement dans une maison en flammes pour secourir ses occupants, sera du nombre des dix victimes civiles auxquels s’ajoutent les cinq pilotes et membres de l’équipage du bombardier.
Âgé de 47 ans, d’où le surnom «Papa» respectueusement utilisé par ses compagnons plus jeunes, le capitaine Kazimierz « Papa » Burzynski était aux commandes de l’appareil. Déjà décoré à 20 ans de la Virituti Militari, la plus haute distinction polonaise pour bravoure, il œuvra au développement de liaisons aériennes civiles durant l’entre-deux guerres. Il se joignit à l’armée de l’air polonaise à la fin des années 1930 pour faire face aux menaces d’invasion de son pays. Suite à la défaite rapide de la Pologne, il s’enfuit clandestinement vers la Grande-Bretagne afin de poursuivre la lutte. Il se joint au No. 301 (Polish) Squadron doté initialement de bombardiers légers Fairey Battle, puis de bimoteurs Vickers Wellington. Ayant survécu à de nombreuses missions de bombardement, il sera assigné en 1942 à des fonctions d’instructeur de vol. Malheureux dans ce rôle, il se porta volontaire pour servir au Ferry Command où ses grands talents de pilote lui valurent l’honneur de transporter le Premier ministre du Canada lors de traversées de l’Atlantique. Les quatre autres membres de l’équipage du Liberator tués lors de l’écrasement étaient le co-pilote polonais Andrzej Kuziancki, l’ingénieur de bord britannique Islwyn Jones, le navigateur polonais Adolf-Jan Nowicki et le radiotélégraphiste américain James-Smith Wilson. L’américain Wilson, portant l’uniforme de l’Aviation royale canadienne, n’avait que 21 ans et venait tout juste de compléter sa formation au Long range Atlantic Flying School à North Bay en Ontario.
L’enquête sur les causes de l’accident conclut à une défaillance structurelle du Liberator. Des rumeurs de sabotage circulent toutefois encore de nos jours. Le fait que l’appareil ait été gardé à vue dans un hangar la veille de son départ, que le contenu d’un chargement mystérieux n’ait jamais été dévoilé, et qu’une pièce d’or ait été trouvée par un adolescent dans les restes des modestes maisons détruites alimentent cette légende. Une autre rumeur veut que des dignitaires et hauts gradés, possiblement même le Premier ministre du Canada, devaient initialement embarquer à bord de l’avion pour participer à une conférence à Londres. Le dossier du Liberator EW 148 est mystérieusement disparu des archives une quarantaine de jours seulement après l’enquête, ce qui fait en sorte que la vérité ne sera probablement jamais connue. Suite aux honneurs militaires d’usage, les membres polonais de l’équipage furent inhumés au cimetière catholique de Notre-Dame-des-Neiges et le britannique au cimetière protestant de Mont-Royal. Les restes du jeune américain furent rapatriés au New Jersey par sa famille.
Aujourd’hui, bien peu se souviennent de ce triste évènement. Il faut bien dire que le débarquement allié en Normandie moins de deux semaines après l’écrasement du Liberator EW 148 eut tôt fait de retenir davantage l’attention publique. Quant à Griffintown, ses anciens résidents seraient bien en mal de reconnaître leur quartier aujourd’hui qui se nomme dorénavant le Faubourg des Récollets. Du déclin industriel amorcé à la fin de la guerre émerge aujourd’hui la Cité du Multimédia. Ce coin de la ville longtemps négligé fait graduellement place à un nouveau quartier branché aux accents de haute technologie où d’anciens bâtiments industriels recyclés côtoient de nombreuses constructions récentes et des espaces verts longeant les rives du vieux canal Lachine. Face à cette renaissance urbaine, des voix s’élèvent pour ne pas oublier le passé. Certains amateurs d’histoire, demandent à la Ville de Montréal de profiter de l’aménagement de nouveaux espaces verts pour ériger un monument pour rappeler l’écrasement du Liberator EW148, ou à tout le moins installer une plaque à l’angle des rues Shannon et Ottawa, afin d’honorer la mémoire de ceux que l’on surnomme les «fantômes de Griffintown».
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8 Responses
Merci pour cette page d’histoire très méconnue. Le fait que les dossiers d’enquêtes aient disparu 40 jours seulement après l’écrasement de l’appareil me semble encore plus mystérieux. Une enquête journalistique nous dévoilerait, peut-être, une autre histoire «à la James Bond»….à suivre.
Bravo pour vos articles, très bien faits, documentés, sur des sujets assez peu connus. On apprend beaucoup.
Excellent article !
Un monument commémoratif (même petit) s’impose en effet, en France il y en a tous les cent mètres. 😉 !
De curieuses coïncidences. Si des archives peuvent être déclassifiées, ce sera sûrement passionnant. Mais si elles ont été détruites… On en saura jamais plus.
Encore une histoire passionnante, même si le sujet est dur. Bravo Marcel.
C’est un morceau de mon histoire qui m’était inconnu. Bravo Marcel. Il faut cultiver le devoir de mémoire. L’étude de l’histoire contemporaine se heurte au fait que de nombreuses archives ne sont pas encore déclassifiées et que certaines furent détruites. Par exemple, le dossier portant sur le naufrage du RMS Lancastria le 17 juin 1940 n’est pas encore déclassifié.
Il est génial ce sujet, tragique ces vrai. Je savais pas que les québécois avaient participé à la deuxième guerre mondiale. Ils étaient avec les canadiens ?
Je compatis Marcel… 😉 !
Tout comme les USA (United States of America), le Canada est une fédération. Au Canada, les États fédérés se nomment Provinces. Bien que les provinces canadiennes aient beaucoup d’autonomie face au gouvernement central, la Défense nationale relève du gouvernement fédéral. Dès l’entrée en guerre du Canada en 1939, les québécois étaient donc «de facto» en état de guerre comme l’ensemble des citoyens canadiens. Bien que l’opinion publique québécoise était majoritairement réfractaire (tout comme les américains) à se mêler d’un conflit européen, beaucoup de québécois se sont enrôlés volontairement dans les forces armées canadiennes. Bref, les québécois ont participé à la guerre, tant sur les champs de bataille que sur le front domestique.
Mentionnons comme exemples la participation des Fusiliers Mont-Royal au raid de Dieppe et celle du Régiment de la Chaudière lors du débarquement en Normandie. D’autres ont porté l’uniforme de la RAF ou du RCAF.