Légendaire voilier de conception américaine au XIXe siècle, l’élégant et véloce Clipper symbolise l’apogée du commerce à voile sur les routes commerciales du thé et du coton de l’Empire britannique et sur la liaison, via le Cap Horn, entre New York et San Francisco au moment de la ruée vers l’or. Le nom Clipper résonna à nouveau au XXe siècle pour désigner de légendaires bateaux volants qui marqueront l’aventure des premières liaisons aériennes intercontinentales. Dû à la rareté des aéroports et à la possibilité de se poser sur l’eau en cas d’avarie, les hydravions domineront le ciel durant l’entre-deux guerres pour les vols transocéaniques.
D’abord imaginé par Pierre-Georges Latécoère, le rêve d’une ligne aérienne transatlantique consacrée au service postal, mais aussi au transport de passagers, prend forme au fil des années 1920 et se concrétisera lors de la création de la Compagnie générale aéropostale en 1927. Trois ans après le légendaire vol du Spirit of Saint Louis de Charles Lindberg, Jean Mermoz réalisera la première liaison aéropostale au-dessus de l’Atlantique entre Dakar au Sénégal et Natal au Brésil, sur un hydravion monomoteur Latécoère 28-3. Le groupe Latécoère va également s’intéresser au développement d’hydravions de plus grande taille, aptes au transport transatlantique de passagers. Conçu à cette fin, le Latécoère 521 effectuera, en décembre 1935, une tournée de démonstration le conduisant du Sénégal au Brésil, puis dans les Antilles françaises, et finalement à Pensacola en Floride où, pris dans un ouragan, il coula à son mouillage. Renfloué et remis en état, le Laté 521 battra le record de distance en ligne droite pour un hydravion, soit 5 770 km sur un trajet reliant le Maroc au Brésil en octobre 1937. En août 1938, un premier vol Biscarrosse – Lisbonne – les Açores – New-York est effectué. Le Latécoère 522, doté de six moteurs dont deux en configuration propulsive, connaîtra également une courte carrière civile. L’imminence de la guerre mettra fin, pour un temps, aux ambitions transatlantiques de la France davantage préoccupée par le renforcement de son aviation militaire. Ces deux hydravions géants seront d’ailleurs réquisitionnés pour effectuer des patrouilles maritimes.
La France n’était pas seule dans la course transatlantique. Dès 1929, l’Allemagne avait effectué une première traversée peu convaincante avec le paquebot volant Dornier Do X. La puissance insuffisante des moteurs disponibles à l’époque avait toutefois incité l’Allemagne à plutôt se tourner vers les dirigeables Zeppelin pour ouvrir, en mai 1930, la première desserte aérienne vers l’Amérique. La catastrophe du Zeppelin Hindenburg, le 6 mai 1937, mettra toutefois brusquement fin à l’ère des plus légers que l’air. Par ailleurs, l’entreprise Lufthansa débuta en 1934 une liaison aéropostale de l’Allemagne vers le Brésil avec des hydravions Dornier J Wal. L’autonomie limitée de ces appareils bimoteurs faisait en sorte que ceux-ci devaient amerrir au milieu de l’Atlantique pour refaire le plein de carburant grâce à des bateaux ravitailleurs. L’entrée en service du Dornier Do 18 permettra à Lufthansa de s’affranchir des bateaux ravitailleurs puisqu’ils effectueront des traversées sans escale entre la Gambie et le Brésil à compter de 1937. Ces hydravions allemands n’étaient toutefois pas conçus pour le transport commercial de passagers.
Pendant ce temps, en Grande-Bretagne, l’avionneur Short Brothers développa une série d’hydravions au long cours. Les Empire Flying Boats, dont le Short S-23 sera le premier en 1936, étaient destinés à assurer des liaisons vers les colonies britanniques d’Afrique et d’Asie, ainsi que vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Toutefois, les Empire Flying Boats n’eurent jamais l’autonomie nécessaire pour assurer des traversées transatlantiques.
Face à cette compétition européenne, les États-Unis ne seront pas longtemps inactifs et la réponse arriva d’une entreprise qui deviendra un géant du transport aérien. Fondée en 1927, l’entreprise Pan American World Airways (Pan Am) débuta modestement ses opérations en effectuant des liaisons de Key West en Floride vers Cuba et d’autres îles des Antilles, avec des avions terrestres Fokker F VII et des hydravions Sikorsky S-38 limités à 8 passagers. L’ouverture d’un aéroport en 1928, puis l’acquisition d’un terminal d’hydravions à Dinner Key en 1930, vont faire de Miami la plaque tournante des liaisons aériennes de la Pan Am qui connaîtront un essor rapide. De multiples liaisons vers les îles des Antilles, l’Amérique centrale et l’Amérique du sud seront possibles grâce à des hydravions de plus grande taille et d’autonomie accrue, comme le Consolidated 16-1 Commodore pouvant accueillir 22 passagers. Dérivé d’un hydravion militaire, le Commodore offrait toutefois un niveau de confort limité à ses passagers.
Sous l’impulsion de son dirigeant visionnaire, Juan T. Trippe, la Pan Am mit au défi les avionneurs américains de développer des hydravions encore plus aptes à effectuer de longues liaisons, tout en accroissant le nombre de passagers et leur confort. Premier d’une série d’hydravions spécifiquement conçus pour répondre aux besoins de Pan Am, le Sikorsky S-40 – doté d’une autonomie de 800 km – pouvait accueillir une quarantaine de passagers dans une cabine luxueusement aménagée avec du bois d’acajou. Une cuisine, comprenant réfrigérateur et cuisinière électriques, permettait d’offrir des repas raffinés en vol. La fortune familiale de J.T. Trippe ayant été amassée dans le domaine du transport maritime à l’époque des Clippers, celui-ci eut l’idée de donner ce nom aux nouveaux bateaux volants de la Pan Am. Ainsi, les trois Sikorsky S-40 commandés furent respectivement baptisés American Clipper, Southern Clipper, et Caribbean Clipper. Le vol inaugural du premier Clipper eut lieu en novembre 1931 avec nul autre que Charles Lindbergh aux commandes. Au départ de Miami, l’avion fit des escales à Cuba, en Jamaïque et au Canal de Panama, avec comme destination finale Barranquilla surnommée la Porte d’or de la Colombie. Grand ami de J. Trippe, Charles Lindbergh sera étroitement associé au développement de la Pan Am en agissant comme conseiller et ambassadeur lors de l’établissement de nouvelles liaisons aériennes. Le prestige de ce héros international constituait un atout de taille pour Pan Am. Pour assurer la crédibilité des équipages et l’impression de sécurité des vols, J. Trippe instaura également le port d’élégants uniformes, tant pour le personnel naviguant que pour celui de cabine, reprenant ainsi la tradition des paquebots voguant sur les grandes routes maritimes. La sécurité des vols de Clippers n’était pas factice, puisque seul le meilleur personnel était affecté à ces avions, suite à une longue formation.
L’établissement de liaisons transatlantiques était la prochaine étape logique pour l’expansion de la Pan Am. Les liaisons maritimes entre l’Europe et l’Amérique étaient les plus prestigieuses et rentables, car environ un million de passagers traversaient l’Atlantique par bateau à chaque année, parmi lesquels près de 200 000 en première classe. Cette riche clientèle, de même que les services aéropostaux, représentaient un lucratif marché que la Pan Am souhaitait exploiter et fit développer à cette fin une nouvelle génération d’hydravions, soit le Sikorsky S-42 et le Martin M-130.
Pendant que la Pan Am développait son réseau en Amérique latine, elle négociait avec la Grande-Bretagne et la France pour ouvrir une desserte aérienne entre les États-Unis et l’Europe. La France se montra peu disposée à aider, car sa compagnie nationale Aéropostale était un acteur important en Amérique latine et un concurrent de la Pan Am sur certaines lignes. La compagnie britannique Imperial Airways était davantage désireuse de coopérer avec Pan Am, mais la Grande-Bretagne insista pour la réciprocité des liaisons aériennes, ne voulant pas que les américains s’accaparent le marché. Bien que la Pan Am eut déjà acquis des droits de passage en Islande, la Grande Bretagne lui refusa d’implanter les autres escales requises à Terre-Neuve et en Irlande. L’autonomie limitée des hydravions de l’époque rendait ces escales essentielles.
Le développement d’une liaison par le sud de l’Atlantique fut également bloqué pour un temps, la Grande-Bretagne contrôlant les Bermudes et le Portugal étant réticent à permettre des escales aux îles Açores. Finalement, en janvier 1936, Pan Am et Imperial Airways signèrent un accord afin de se diviser le marché de l’Atlantique tout en visant l’élimination de la compétition allemande et française en leur interdisant l’utilisation des îles sous contrôle britannique. Toutefois, la Pan Am s’engageait à ne pas développer ces liaisons tant qu’Imperial Airways ne disposerait pas d’avions ayant l’autonomie nécessaire. La Grande-Bretagne accusant un retard technologique important sur les États-Unis en matière d’hydravions au long cours, la première liaison réciproque se limita à des vols réguliers entre les Bermudes et New York. Les appareils Short S-23 utilisés par les britanniques à cette fin devront ironiquement traverser l’Atlantique par bateau, avec leurs ailes démontées.
Inquiète de la présence croissante des allemands au-dessus de l’Atlantique, la Grande-Bretagne initia la construction d’une base d’hydravions à Botwood sur l’île de Terre-Neuve. Pan Am développa des terminaux d’hydravions sur le territoire canadien à Shediac au Nouveau-Brunswick ainsi qu’aux États-Unis à Baltimore, New York et Port Washington sur Long Island. Avec celles de Dinner Key à Miami, les installations aéroportuaires de La Guardia à New York deviendront des plaques tournantes du transport en hydravion sur la côte atlantique des États-Unis. Frustré par les lentes négociations avec la Grande-Bretagne et le Portugal, J. Trippe s’était entre-temps tourné vers le développement de liaisons transpacifiques afin de mettre à profit les nouveaux hydravions développés pour la Pan Am.
Bien que les traversées aériennes de l’Atlantique représentaient encore un défi technologique dans les années 1930, le vaste Pacifique était une aventure encore plus ambitieuse. J. Trippe observa toutefois que de nombreuses îles sous contrôle américain, dont celles d’Hawaii, Midway, Wake et Guam, permettaient de faire des escales au milieu de l’océan pour rejoindre les Philippines, l’Australie et l’Asie. Les distances à franchir au-dessus de l’eau étaient tout de même hors de portée du Sikorsky S-42, malgré son autonomie de 2 000 km. Les liaisons commerciales ne purent débuter qu’avec l’entrée en service des premiers Martin M-130, surnommés China Clippers, pouvant accueillir 36 passagers et franchir 5 000 km sans ravitaillement. La première liaison aéropostale transpacifique eut lieu avec un China Clipper en novembre 1935 avec plus de 110 000 lettres à bord. Partant de San Francisco, et effectuant des escales à Honolulu, Midway, Wake et Guam, il arriva aux Philippines cinq jours plus tard. Des timbres furent émis par la poste américaine pour souligner cette première. La Grande-Bretagne n’ayant pas accordé de droit d’amerrissage à Hong Kong, la Pan Am utilisa Macao comme destination chinoise.
Le premier vol commercial entre la Californie et Hong Kong aura finalement lieu en octobre 1936. Bien que seulement trois exemplaires du Martin M-130 furent livrés à la Pan Am, nommés respectivement China Clipper, Philippine Clipper et Hawaii Clipper, ces luxueux hydravions marquèrent l’histoire de l’aviation et l’imagination populaire. L’aventure des vols transocéaniques de la Pan Am fit l’objet, en 1936, du film China Clipper mettant en vedette Humphry Bogart et Pat O’Brian. Aussi, la mystérieuse disparition de l’Hawaii Clipper en juillet 1938, entre l’île de Guam et Manille, alimente encore aujourd’hui la légende du premier acte de piraterie aérienne. Lors de ce vol, l’Hawaii Clipper transportait 3 millions de dollars (équivalent à 45 millions aujourd’hui) recueillis par la communauté chinoise des États-Unis et destinés à supporter l’effort de guerre de la Chine contre l’envahisseur japonais. Malgré une vaste opération de recherche effectuée par la marine américaine, aucune trace de l’appareil, ainsi que de ses six passagers et neuf membres d’équipage, ne fut jamais retrouvée.
Au début de 1942, les deux Martin M-130 encore en service à la Pan Am furent réquisitionnés par l’US Navy. Le Philippine Clipper qui avait survécu à l’attaque aéronavale sur l’île de Wake, dans la foulée de celle de Pearl Harbour, s’écrasa plus tard sur le flanc d’une montagne en descendant dans un épais brouillard près de San Francisco. Le dernier China Clipper s’abîma en tentant d’amerrir à Trinidad et Tobago en janvier 1945, tuant 23 des 30 personnes à bord.
Par le temps que Pan Am réussit à obtenir les droits d’escale nécessaires pour traverser l’Atlantique, l’entreprise disposait d’un avantage insurmontable sur son rival britannique, soit le Boeing 314 Clipper. Ce nouvel hydravion géant capable de franchir plus de 5 500 km sans escale et d’emporter jusqu’à 77 passagers, en plus de 4,5 tonnes de cargo, fit grande sensation. Commandés à six exemplaires par la Pan Am, les Boeing 314 Clipper furent respectivement nommés: Honolulu, California, Yankee, Atlantic, Dixie et American. Réalisé par l’Honolulu Clipper, le vol inaugural du Boeing 314 dura six jours, de la fin février au début mars 1939, entre San Francisco et Hong Kong, en faisant plusieurs escales promotionelles. Le 20 mai 1939, le Yankee Clipper quitta Port Washington au Long Island avec 112 574 lettres et colis à bord pour une première liaison aéropostale transatlantique à destination de Marseille en France. La traversée vers Lisbonne dura environ 28 heures, incluant une escale aux Açores, le trajet final Lisbonne – Marseille s’effectua le lendemain.
Pan Am commanda six hydravions supplémentaires, des Boeing 314A, dont le premier effectua son vol initial le 20 mars 1941. La puissance accrue des moteurs et une plus grande capacité d’emport de carburant et de passagers, marqua l’apogée technique des Clippers de la Pan Am. Toutefois, en raison de la guerre faisant rage en Europe, seulement trois de ces nouveaux Clippers, soit le Pacific, l’Anzac et le Cape Town furent livrés à la Pan Am. Les autres Boeing 314A furent achetés par le gouvernement britannique et confiés à la British Overseas Airways Corporation (BOAC) qui les nomma Berwick, Bangor et Bristol. Arborant une livrée davantage typique aux appareils du Coastal Command, les Boeing 314A de BOAC furent notamment utilisés pour les déplacements de Winston Churchill et de l’État-major britannique.
La période glorieuse des vols commerciaux des Boeing Clipper de la Pan Am ne dura que trois ans. Lors de l’attaque de Pearl Harbor, le Pacific Clipper étaient en vol vers la Nouvelle-Zélande. Plutôt que de retourner vers Honolulu, et risquer de livrer involontairement l’appareil aux mains de l’ennemi japonais qui aurait ainsi eu accès à des technologies de pointe, l’équipage eut l’ordre de continuer à voler vers l’ouest. Effectuant un vol épique de plus de 50 000 kilomètres, en passant par des endroits inhabituels comme Surabaya, Karachi, Bahreïn, Khartoum et Léopoldville, le Pacific Clipper compléta son périple un mois plus tard en amerrissant à La Guardia, New York. Dès l’entrée en guerre des États-Unis, tous les Boeing 314 et 314A de la Pan Am furent réquisitionnés à des fins militaires, ainsi que leurs pilotes et navigateurs chevronnés.
Durant la guerre, la construction d’aéroports aux quatre coins de la planète ainsi que l’apparition d’avions long courrier, comme le Douglas DC-4 et le Lockheed Constellation, rendront les Clippers obsolètes avant la fin du conflit. Le dernier vol d’un Boeing 314 Clipper aux couleurs de la Pan Am sera effectué en 1946. Avec ses étonnants Latécoère 631, la France voulut continuer la tradition des paquebots volants, mais l’aventure se termina en 1955, suite à une série d’accidents désastreux.
Bien que la période des Clippers fût assez courte, ces appareils changèrent à jamais le transport aérien et furent un objet de fierté pour les américains qui se remettaient péniblement de la Grande Dépression. Avec les avions de ligne modernes, la démocratisation des vols transcontinentaux permet dorénavant à des personnes beaucoup moins fortunées de visiter des destinations exotiques mais, il faut bien l’avouer, ils n’ont pas l’aura de la période des Clippers volants. Encore aujourd’hui, les boutiques touristiques à Honolulu offrent des affiches et cartes postales d’apparence vieillotte rappelant le romantisme des voyages vers les îles hawaiiennes à bord d’élégants Clippers. C’est d’ailleurs ce qui m’a incité à m’intéresser à l’histoire fascinante de ces hydravions légendaires.
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