Qu’est-ce un Guppy ? Les aquariophiles répondront sans hésitation qu’il s’agit d’un petit poisson tropical fort joli, mais assez commun. Dans le jargon aéronautique, le terme Guppy désigne plutôt de rarissimes avions de transport disgracieux, modifiés pour transporter des charges hors-normes de fort gabarit.
Il ne faut pas confondre avec les avions cargo géants, conçus ab initio à cette fin. À ce chapitre, mentionnons les Antonov An-22 Antey, Antonov An-124 Condor, Lockheed C-5 Galaxy, Boeing C-17 Globemaster III ainsi que le « petit » dernier venu, soit l’Airbus A400M Atlas. La vedette incontestée de ce cercle restreint était sans conteste le gigantesque Antonov An-225 Mriya, jusqu’à ce qu’il soit sauvagement détruit par les forces russes lors de leur vaine tentative d’asservissement de l’Ukraine.
Mais d’où vient le terme Guppy pour désigner de tels aéronefs difformes ? Pour répondre à cette question, remontons dans le temps. Au début des années 1960, la NASA fait transporter par barge et la route, des pièces volumineuses de fusées sortant d’usines éloignées de ses sites de lancement. Comme alternative à ces délicates opérations, au surcroît lentes et coûteuses, une idée germe dans la tête de John M. Conroy. Cet ex-pilote de l’USAF constate qu’à la même époque Pan American World Airways se débarrasse, pour une bouchée de pain, de ses Boeing 377 Stratocruiser devenus obsolètes face aux nouveaux avions de ligne à réaction. Il croit pouvoir modifier un Stratocruiser pour transporter des étages entiers de fusée, certes volumineux mais relativement légers. Lorsque Conroy présente ses plans à la NASA, un responsable fait remarquer que l’avion gonflé ressemble à un Guppy enceinte. Bien que la NASA soit plutôt tiède à l’égard de cette proposition, Conroy hypothèque tous ses biens et fonde la société Aero Spacelines International afin de construire et exploiter l’avion qu’il nomma malicieusement Pregnant Guppy. Piloté par Conroy, le 377PG vole pour une première fois en septembre 1962. Ayant finalement convaincu les sceptiques de la NASA, le Pregnant Guppy effectue ses premières missions durant l’été 1963. Des étages de la fusée Titan II du programme Gemini, fabriqués dans le Maryland, sont livrés par la voie des airs à Cap Canaveral en Floride.
À mesure que le programme spatial de la NASA se développe, il devient évident que l’unique 377PG ne suffit plus à la tâche. Conroy met alors la main sur des Boeing C-97 Stratofreighter mis au rancart par l’USAF. Le Super Guppy effectue son premier vol en 1965. Afin d’être en mesure de transporter des éléments de la fusée géante Saturn 5 du programme Apollo, un habitacle plus grand et une motorisation plus puissante sont nécessaire. Avec un plancher élargi et quatre turbopropulseurs, la petite flotte de quatre 377SGT relève avec brio ce défi. Si bien que, quelques années plus tard, le directeur des vols spatiaux de la NASA déclara que le Guppy fut essentiel à l’envoi d’hommes sur la Lune.
L’histoire du Super Guppy ne se limite pas aux succès de la NASA. Le 377SGT va également contribuer à la croissance d’un futur géant, soit Airbus. Deux Super Guppy SGT arrivent chez Airbus en 1969 afin de transporter des composantes d’avion entre ses nombreux sites de fabrication en Europe. Ce mode de transport permettant d’accélérer sa cadence de production, Airbus est si emballé qu’il obtient les droits pour fabriquer d’autres 377SGT. Ainsi deux Super Guppy « Made in France » s’ajoutent à la flotte d’Airbus au début des années 1980. Lorsque qu’Airbus cesse d’utiliser ses 377SGT Skylink au milieu des années 1990, un exemplaire retourne vers la NASA qui l’utilise encore de nos jours.
Voulant élargir sa clientèle, Aero Spacelines conçoit le Mini Guppy. Bien qu’à certains égards le 377MG soit plus « petit » que le 377SPT, il sera celui qui peut emporter la plus lourde charge. Le Mini Guppy effectue son premier vol en mai 1967 et, deux jours plus tard, il transporte du fret vers le Salon du Bourget où il fut exposé. Aero Spacelines est toutefois en difficultés financières et ses actifs sont vendus à une autre entreprise qui mise sur un Mini Guppy re-motorisé avec des turbopropulseurs. Un drame va toutefois refroidir les clients potentiels du 377MGT. Le 12 mai 1970, le premier exemplaire du 377MGT s’écrase lors de ses vols d’essais, tuant les quatre membres d’équipage. Conservant ses moteurs à pistons, le premier exemplaire du Mini Guppy sera le seul en service actif, poursuivant sa carrière jusqu’en 1995.
Ayant démissionné de son poste de président d’Aero Spacelines, Conroy fonde une nouvelle entreprise en 1968. Délaissant le Boeing 377, Conroy Aircraft va se tourner vers le Canadair CL-44 pour concevoir un nouvel avion de type Guppy. Le CL-44-O Skymonster effectue son premier vol en 1969 et est rapidement mis à contribution pour soutenir la chaîne de production du Lockheed L1011 TriStar assemblé en Californie. Ce gros tri-réacteur est propulsé par des Rolls Royce RB211 fabriqués à Belfast en Irlande. Avec son très long rayon d’action, le CL-44-O est l’avion idéal pour effectuer ce convoyage. Mais déjà, Conroy voit plus grand avec son projet de CL-44 Colossus. Avec le décès de Conroy en 1979, le Colossus ne dépassa jamais l’étape de la planche à dessins. Dommage, car ce colosse en aurait imposé face aux avions Guppy !
Lorsque vint le temps de remplacer ses Super Guppy SGT vieillissants, Airbus développa une solution à partir de son avion cargo A300. Surnommé Beluga, l’Airbus A300-600ST réalise son premier vol en 1994 et entre en service en 1995. Cinq Beluga sont finalement assemblés. Quatre exemplaires effectuent les 30 vols hebdomadaires requis par Airbus, le cinquième étant disponible pour nolisement dans le monde entier. Ironiquement, l’un des premiers clients externes du Beluga fut Boeing, le grand rival d’Airbus.
Face à l’augmentation du rythme de production chez Airbus, les Beluga ne suffisent plus à la tâche. Airbus décide en 2013 de lancer la conception d’un avion plus gros. L’Airbus A330-700L Beluga XL effectue son premier vol en 2018. Avec sa plus grande capacité de charge, le Beluga XL peut notamment transporter deux ailes d’A350, au lieu d’une seule dans le Beluga d’origine. Six exemplaires du Beluga XL sont assemblés, le premier entrant en service en 2020, et le dernier en juin 2024. Les plus « petits » Beluga n’ont pas pris leur retraite pour autant, étant tous encore actifs, soit pour Airbus ou pour d’autres clients.
Ne pouvant plus compter sur son grand rival européen pour lui donner un coup de main, Boeing se lance à son tour dans le développement d’un avion de type Guppy. L’assemblage des avions de ligne Boeing ont lieu dans la région de Seattle et les composants, comme les sections de fuselage du Boeing 737 fabriquées au Kansas, sont expédiés vers le nord-ouest des États-Unis par chemin de fer. Le lancement du B-787 Dreamliner change toutefois la donne. Boeing ouvre une autre usine en Caroline du Sud vers laquelle il faut expédier toutes les pièces des sous-traitants dispersés dans le monde entier, notamment en Asie. Boeing décide d’acheter quatre B747-400 d’occasion et de les transformer en cargos hors gabarit baptisés Dreamlifter. Le premier Dreamlifter effectue son vol initial en 2006, et seulement deux ans plus tard, les trois autres entrent en service. La livraison des ailes du Dreamliner depuis le Japon, qui prenait auparavant un mois par bateau, est réduite à moins d’une journée.
Guppy, Skymonster, Beluga, Dreamlifter, voilà une ménagerie d’avions « bricolés » peu susceptibles de gagner des prix de beauté ! Bien que… la bouille des Airbus Beluga est aussi sympathique que celle du Béluga vivant dans les mers nordiques, ainsi que dans l’estuaire du fleuve Saint-Laurent et le fjord du Saguenay au Québec. Pour ces baleines volantes, avouez qu’un nom de cétacé sied mieux, que celui d’un poisson minuscule !
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16 Responses
J’aime vraiment bien le Mini Guppy. Et j’aime vraiment beaucoup ton article Marcel. Je suis super fan. Bravo et merci pour ce partage passionnant que je lis en pleine mi-temps de France-Japon.
J’essaie de sortir un peu des sentiers battus. Tant mieux si ça plait ! Je suis étonné que le rugby soit pratiqué au Japon. La France semble sur la bonne voie pour l’emporter.
Chouette article et encore bravo. J ai appris la notion de nolisement.
Conroy était un visionnaire, il serait fier d avoir laisse son empreinte dans l histoire de l aviation
Au Québec on utilise le mot nolisement plutôt que « charter ». Le français étant une langue internationale, il y a inévitablement diversité d’un pays à l’autre.
Et merci donc aux québécois dans leur ensemble pour l enrichissement de la francophonie et du combat face aux anglicismes (parfois inévitable en aéronautique).
Bonjour Marcel et Arnaud,
J’ai un petit faible pour le super guppy et l’A300 Belouga que j’ai vu voler en mes années étudiantes à Toulouse. J’ai appris plein de choses sur les gros porteurs américains.
Bravo et merci.
Salut Marcel et les Passionnés,
Qu’est-ce qu’on demande à un bon article ? Intéresser et informer les lecteurs, c’était le cas; j’ai pris plaisir à lire et à redécouvrir l’historique des Guppy et Beluga. Par contre, je m’étais arrêté au Beluga XL, et j’ai découvert le Boeing 747 Dreamlifter, qui ne relève pas plus le Design de la catégorie !
Comme Arnaud, j’ai profité de la mi-temps de rugby France Japon pour revenir sur mon site préféré…. Et un Beluga ST n’était pas de trop pour transporter la valise des Japonais …..!
Bonne nuit ou bonne soirée Marcel….
Passionnément,
Bonjour Marcel, Personnel et Passionnés.
Christophe tu as retiré les mots de ma plume. Sauf évidemment le match de rugby France-Japon dont je m’en fiche.
J’ajouterais qu’Aero Spacelines International, au milieu des années 1960, avait émis l’hypothèse de construire un Colossal Guppy à l’aide d’un bombardier Boeing B-52.
Évidemment, cela restait sur le papier mais cela aurait été fantastique. John M. Conroy était un visionnaire qui a accompli des choses extraordinaires.
Traduit avec Google.
J’imagine que ces « baleines de l’air » doivent être bien plus sensible aux aléas climatiques, vents contraires, vents de travers etc…. cela doit imposer des contraintes au niveau du pilotage et des plans de vol.
Si quelqu’un peut m’éclairer à ce sujet?
J’ai visité Airbus Saint Nazaire il y a quelques années, et j’y ai appris (et vu) qu’ils avaient créé un bâtiment d’accueil spécifique pour le Béluga (l’ancienne version à l’époque) : c’est un hangar ouvert dans lequel l’avant de l’avion vient se loger, ce qui permet l’ouverture de l’avant même par grand vent. En effet la grand « porte » avant, reposant juste sur ses charnières en position ouverte, est trop vulnérable à l’air libre en cas de vents trop forts.
Le 377 SGT Super Guppy d’Airbus se trouve aujourd’hui au musée Aeroscopia de Toulouse. Le Boeing 747 de Dreamlifter survole souvent la France. En effet il fait régulièrement la navette entre l’usine Boeing de Charleston en Caroline du Sud et Tarente dans le sud de l’Italie. C’est d’ailleurs là qu’en 2022 il avait perdu une roue au décollage. Elle avait été retrouvée plus loin dans des vignes.
Salut
Deja je trouve la déco du béluga XL vraiment sympa.
Apres les sovietos-russes n ont pas fabriqués de guppy ?
Je n’ai rien trouvé du côté de la Russie/URSS. Si quelqu’un a de l’information à ce sujet, je suis preneur !
Apparemment les bureaux d étude d Iyuishin était sur un projet de Il 96 mais ça n’a jamais dépassé la planche à dessin. Puis dans la mesure où ils avaient prévu d envahir l Ukraine, ils avait Antonov en ligne de « MIR ».
Merci beaucoup pour cet article passionnant.
Article très intéressant, merci à Marcel ! J’ai moi aussi découvert les ancêtres du Belouga ainsi que le Dreamlifter.