Le 16 novembre 1959, le premier Canadair CL-44 effectuait son vol in au Québec. Hors du cercle des aérophiles érudits, cet élégant avion est assez peu connu. Pour ceux qui, comme moi, ont eu la chance de voler à son bord, ils en conservent des souvenirs indélébiles. Tout comme son premier amour, on oublie jamais son baptême de l’air ! C’est un Canadair CC-106 Yukon, la version militaire du CL-44, qui m’amena pour une première fois dans les nuages à l’époque du Beatlemania. Pour les néophytes et les nostalgiques, revenons un peu sur l’histoire de ce symbole de l’apogée des Propliners long-courrier.
En 1952, l’Aviation royale canadienne (ARC) publie des spécifications pour un nouvel avion de lutte anti-sous-marine destiné à remplacer sa flotte de Lancaster Mk.X modifiés à cette fin. En réponse, Lockheed soumet une version de son populaire Super Constellation alors que Bristol propose le Britannia qui vient tout juste d’effectuer son vol initial. Ne pouvant manoeuvrer en toute sécurité à faible vitesse et à basse altitude, le Constellation est abandonné après considération. En 1953, l’ARC choisit plutôt le Britannia et confie à Canadair la tâche de développer ce qui allait devenir le redoutable CL-28 Argus.
La licence de production du Britannia obtenue par Canadair en 1954 ne se limite toutefois pas au CL-28 Argus. À la même époque, l’ARC cherche un remplaçant pour ses Canadair North Star en voie d’obsolescence. Le nouvel avion est avant tout destiné à fournir le soutien logistique aux bases canadiennes déployées en Europe dans le cadre de l’OTAN. Canadair va encore un fois modifier les plans du Britannia pour répondre aux exigences particulières de l’ARC. Entre autres innovations, le CL-44 sera le premier avion de ligne à être doté de compartiments fermés pour loger les bagages de cabine. C’est ainsi que le CL-44 voit le jour et que sa version militaire entre en service au sein de l’ARC en 1960. Les CC-106 Yukon effectueront la navette entre le Canada et les bases de l’ARC déployées en France et en Allemagne de l’Ouest, mais furent aussi déployés un peu partout dans le monde dans le cadre de missions humanitaires et de maintien de la paix sous l’égide des Nations-Unies. Dès son entrée en service, le CC-106 se distingue, établissant un record mondial avec un vol de 10860 km effectué entre Tokyo et Trenton au Canada, d’une durée de 17 heures et 3 minutes à une vitesse moyenne de 639 km/h. Plus tard, un Yukon établit un autre record mondial en restant en vol pendant 23 heures et 51 minutes. Ces records tiennent bon jusqu’en 1975, lors de l’avènement du tout nouveau Boeing 747SP.
Malgré la révolution du transport aérien qui s’annonce avec l’arrivée des quadriréacteurs Boeing 707 et Douglas DC-8, Canadair croit tout de même aux chances du CL-44 de se tailler une place sur le marché civil. Moins dispendieux à l’achat et à l’exploitation, le CL-44 consomme deux fois moins de carburant qu’un 707 pour traverser l’Atlantique. Cela peut compenser pour sa relative lenteur (vitesse de croisière maximale à 646km/h, comparativement aux 900 km/h du 707). De plus le rayon d’action du CL-44 est 2000km supérieur à celui du 707, lui permettant ainsi des liaisons directes vers plus de destinations.
Dans un premier temps, Canadair propose son CL-44 aux transporteurs nationaux canadiens. Trans-Canada Airlines dispose déjà d’une flotte de Super Constellation qui sont en voie d’être remplacés par le tout nouveau Douglas DC-8. Par ailleurs, trouvant le CL-44 trop gros pour ses vols continentaux, TCA se tourne plutôt vers le Vickers Vanguard. Il faut dire que TCA aligne déjà des Vickers Viscount fort appréciés de ses clients. De son côté, Canadian Pacific Airlines exploite déjà des Bristol Britannia et a commandé des DC-8 pour prendre la relève. Dans le monde occidental, la plupart des transporteurs aériens au long-cours sont alors en pleine transition, passant des Propliners aux Jetliners. Malgré leurs qualités indéniables, tant le Bristol Britannia que le CL-44 seront victimes de cette évolution technologique.
Le CL-44 va néanmoins être l’acteur principal d’une autre révolution, soit l’avènement du premier transporteur aérien à bas prix (Low Cost). Un trio de jeunes pilotes, fraîchement sortis d’une formation au Canada, fondent en 1944 le transporteur islandais Loftleidir. Débutant modestement en 1947 avec une première liaison Reykjavik / Copenhague sur Douglas DC-4. En 1948, l’octroi de l’autorisation d’effectuer des liaisons Copenhague / New York, via Reykjavik, ouvre la voie aux jeunes rebelles pour s’attaquer au lucratif marché trans-atlantique dominé alors par les grands transporteurs. Non-membre de l’Association du transport aérien international, Loftliedir n’est pas tenu de se conformer aux règles strictes de l’organisation en matière de tarification et peut donc offrir des vols beaucoup moins dispendieux que ses compétiteurs. Au début des années 1960, Loftlieder exploite une petite flotte de vieux Douglas DC-6, mais c’est l’acquisition de quatre CL-44 qui va propulser le petit transporteur islandais vers la notoriété. Loftlieder demande à Canadair d’allonger la cabine du CL-44 afin d’accueillir une trentaine de passagers additionnels. Cela donne naissance au CL-44J, le plus grand avion commercial survolant l’Atlantique à l’époque, avec ses 189 passagers.
Baptisés Rolls-Royce 400 Jet Prop, ces nouveaux avions deviennent vite très populaires auprès des jeunes nord-américains à la recherche de tarifs bon marché pour découvrir l’Europe. Les vols trans-atlantiques du CL-44J reçoivent le sobriquet de Hippies Express des autres transporteurs dépités du succès de Loftlieder. Cela ne fait qu’accroître sa notoriété. Remplacés par des DC-8 en location, les CL-44J quittent la flotte entre 1970 et 1972 pour rejoindre la nouvelle compagnie aérienne Cargolux, basée au Luxembourg et dans laquelle Loftleidir est un investisseur.
C’est d’ailleurs du côté des entreprises spécialisés dans le fret aérien que Canadair vendit ses premiers CL-44 civils. Suite à des échanges avec divers acheteurs potentiels, Canadair met au point un ingénieux système permettant de charger et décharger une trentaine de tonnes de cargo en moins de 60 minutes. Surnommé Swingtail, le CL-44-D va trouver preneur auprès des transporteurs américains Flying Tiger Airlines, Slick Airways et Seabord World Airlines. Pendant un certain temps, l’USAF songea même à acquérir plus de 230 exemplaires du CL-44 Swingtail, mais se tourna finalement vers le quadriréacteur Boeing C-135 Stratolifter.
Remplacés par des Boeing 707 en 1971, les CC-106 Yukon démobilisés de l’ARC poursuivront une seconde carrière dans des lignes aériennes nationales en Afrique et en Amérique du Sud. La plupart complèteront leur vie comme avions cargo.
Seules deux tragédies mortelles viendront assombrir la carrière du CL-44. Le plus meurtrier se produit en décembre 1966, lorsqu’un CL-44-D de la Flying Tiger Line s’écrase dans le village de Binh Thai, au Vietnam, alors qu’il tente d’atterrir à l’aéroport international de Da Nang. Dans l’obscurité, avec une mauvaise visibilité amplifiée par un épais brouillard et la pluie, les pilotes tentent de poser leur appareil à court de carburant et heurtent la cime des arbres. Lourdement chargé, il s’écrase dans le village tuant sur le coup les quatre membres d’équipage et 107 personnes au sol. Affrété par l’USAF, le CL-44D transportait des pièces de rechange et des munitions. Une rumeur a couru à l’effet qu’un Viet Cong infiltré près de l’aéroport ait abattu l’énorme avion avec un simple RPG. Mais l’erreur de pilotage et le mauvais temps sont les causes les plus plausibles de cette tragédie.
L’autre accident notoire a lieu en juillet 1981, lorsqu’un CL-44 appartenant à Transporte Aéreo Rioplatense s’égare dans l’espace aérien de l’URSS alors qu’il vole près de la frontière turco-soviétique. L’appareil civil, immatriculé en Argentine, effectue supposément des livraisons de produits pharmaceutiques en Iran, alors en guerre avec l’Irak. En fait il est affrété par des marchands d’armes et transporte du matériel militaire financé clandestinement par la CIA, connu plus tard comme la célèbre Affaire Iran-Contra. Craignant sans doute une opération d’espionnage, des appareils Sukhoï Su-15 sont dépêchés pour intercepter le CL-44 égaré. Les chasseurs soviétiques sont toutefois dépourvus de canons-mitrailleurs et sont uniquement armés de missiles. Ne voulant pas croupir dans une prison soviétique, l’équipage argentin ignore les directives des chasseurs qui talonnent le CL-44, tentant de fuir vers la frontière turque toute proche. Ne pouvant tirer ses missiles de si près, un pilote soviétique effectue une manoeuvre désespérée. En fonçant sur le CL-44 son SU-15 sectionne une partie de l’empennage de l’avion de transport qui, devenu incontrôlable, plonge vers le sol. Les trois membre d’équipage du CL-44 sont tués, ainsi qu’un marchand d’armes présent à bord. Le pilote soviétique s’éjecte de son SU-15 endommagé et survit à l’unique taran jamais infligé à un avion civil ! Certains diront que la collision n’était pas intentionnelle, mais la propagande soviétique eut tôt fait de faire du capitaine Valentin Kulyapin un héros décoré de l’Ordre du Drapeau Rouge.
Loin des feux des projecteurs, les CL-44 continueront à voler jusqu’en 1999, lorsque l’ultime appareil encore en service cesse ses activités. Il s’agissait d’un Conroy Skymonster, une conversion Guppy d’un CL-44D. Ils est entreposé depuis plus de deux décennies sur le tarmac de l’aéroport de Bournemouth en Angleterre, faute d’un musée pour l’accueillir. Dû à son état avancé de dégradation, le Skymonster risque de succomber très prochainement aux mains de ferrailleurs, si ce n’est déjà fait.
Au total, seulement 39 exemplaires CL-44 furent assemblés par Canadair. Mais on peut dire qu’ils ont une sacrée histoire à raconter ! Hormis les photographies et films d’époque, le mythique Canadair CL-44 ne subsiste plus aujourd’hui que dans les souvenirs de quelques vieux hippies, ex-militaires et baroudeurs. Bon anniversaire à un de mes amours de jeunesse !
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8 Responses
Un superbe article historique Marcel et une très belle déclaration d’amour à un avion finalement mal connu de ce côté ci de l’Atlantique nord. Le CL-44 avait, à mes yeux, l’élégance de cette époque à l’image de ses concurrents que furent l’Ilyushin Il-18 Coot soviétique et le Lockheed L-188 Electra. Et dire qu’à la même époque la France ne proposait… rien du tout. Bravo aux Canadiens pour avoir su une fois encore marquer l’histoire de l’aviation.
Belle article, merci Marcel
Bonjour Marcel,
La riche histoire de cet aéronef, même produit en petite série, démontre la qualité de sa conception et la justesse de sa commercialisation, tournée vers des clients pour lesquels il était pleinement adapté.
La production de Canadair m’étonne à chaque découverte, parce qu’elle est d’une telle variété ! Au point qu’en France elle est antonomase du bombardier d’eau.
Toujours un plaisir que de lire, Marcel : Bravo et merci pour cette liaison transatlantique entre cousins ! L’aéronautique canadienne est de très grande qualité dans ses créations et les avions passés entre ses mains sont substantiellement améliorés par rapport à leur base anglaise ou américaine: le sérieux et la rigueur de gens affrontant un climat et une nature aussi démesurés.
Salut Marcel, Arnaud et les Passionnés,
Bon Marcel, je constate que les vacances au soleil sont terminées…..que tu es installé bien au chaud au coin du feu dans ta belle maison au Québec……et que tu as retrouvé le clavier aéronautique pour notre plus grand plaisir…!
Encore un bon article, j’en ai déjà donné la définition avec les « Grosses Têtes » ou « Gros Culs » de samedi dernier, article dans lequel le CL-44 était déjà mentionné.
Je me coucherai donc ce soir en étant moins « ignorant », et ça s’est très important personnellement ! Au delà du domaine aéronautique qui nous concerne tous ici en tant que Passionné d’Aviation, l’ Ignorance avec un grand » I » est le terreau de l’Obscurantisme et du Populisme qui nous menacent des deux côtés de l’Atlantique, encore plus depuis le 5 Novembre 2024….!
A samedi Marcel pour le prochain article….!!!!
Passionnément,
superbe article sur ce bel avion
une question concernant cette appréciation « Ne pouvant manoeuvrer en toute sécurité à faible vitesse et à basse altitude » sur le Constellation . La lutte anti sous marine de l’époque nécessite t elle des rayons de virage à basse vitesse que le Constellation ou le Vanguard ne pouvaient réaliser ? Cette caractéristique semble passer au second plan avec une lutte anti sous marine pratiquée à haute altitude dorénavant .
Merci! Les technologies de détection et les armes embarquées ont bien évolué depuis cette époque. Cela explique sans doute que la possibilité de voler lentement à basse altitude n’est plus un pré-requis.
Je suis d’accord avec tout ce qui a été écrit par les autres cet article est passionnant.