Il y a de ces noms propres qui deviennent des mots pour désigner des classes entières d’aéronefs. Le terme avion vient d’une machine ainsi nommée par Clément Ader qui n’a pourtant jamais vraiment volée. Le mot jetliner tire son origine de l’Avro Canada C-102 Jetliner. Aux États-Unis, c’est learjet qui est fréquemment utilisé pour désigner un jet privé, peu importe son constructeur. Véritable icône du jet-set des années 1960 et 1970, la marque Learjet a durablement marqué les esprits. L’annonce récente de l’arrêt de production du Learjet est fidèle au proverbe: Les meilleures choses ont une fin. L’histoire de cet avion légendaire pourrait faire l’objet d’un film biographique au même titre que les vedettes qui ne manquaient pas de se faire photographier aux côtés de l’élégant petit bizjet.
L’avènement des premiers avions de transport léger dotés de turboréacteurs remonte à la fin des années 1950 et connaît un essor la décennie suivante. Conçus essentiellement comme avions de liaison et d’entraînement pour les forces armées, les North American Sabreliner et Lockheed Jetstar n’étaient accessibles qu’aux civils les plus fortunés. Du côté européen, les de Havilland Jet Dragon et Dassault-Breguet Mystère 20 visaient tant le marché civil que militaire. Convaincu qu’il pouvait développer un avion à réaction plus léger, rapide et économique pour le marché civil, William «Bill» Lear se lança dans une folle aventure. Prolifique inventeur autodidacte et riche homme d’affaires, Bill Lear n’en était pas à ses premières armes dans le domaine de l’aéronautique. Il apprend à piloter en 1931 suite à l’acquisition d’un vieux biplan, suivi au fil des ans par l’acquisition d’autres avions qu’il affectionnait piloter. Avec ses entreprises, il fit fortune durant la guerre en fabriquant des équipements de navigation et de radiocommunication qu’il avait mis au point. Après-guerre, il avait également tâté le marché des avions d’affaires avec son Learstar, une version reconfigurée du Lockheed Lodestar.
C’est sous l’instigation de son fils, William Lear Jr., que l’aventure du Learjet débuta en Suisse. Passionné d’aviation, le tout jeune William «Junior» aux commandes de son Lockheed Lightning fut le plus jeune pilote à participer aux courses Bendix en 1946 et 1947. En 1948, il joignit les rangs de l’USAF où il pilota des chasseurs à réaction, notamment des F-80 Shooting Star et F-84 Thunderjet. Ayant quitté la vie militaire en 1956 il prit les rênes de la filiale européenne des entreprises Lear ayant pignon sur rue à Genève. Conscient de son expérience de pilote, les dirigeants de l’entreprise Flug und Fahrzeugwerke Altenrhein (FFA) contactèrent Lear afin d’obtenir un avis indépendant à l’égard du développement de l’avion d’attaque FFA P-16 dont deux exemplaires s’étaient abîmés dans le lac de Constance. Il conclut que la perte de ces appareils fut causée par l’inexpérience des pilotes d’essai suite à des avaries mineures. À plusieurs occasions il pilota lui même d’autres exemplaires de présérie du P-16 et fut impressionné par les performances de l’appareil. Affublé du surnom cruel de «sous-marin suisse», le sort du P-16 était toutefois déjà scellé dans l’opinion publique et le gouvernement suisse retira son appui à FFA. Alors que son père était à la recherche d’une équipe d’ingénieurs pour développer son bizjet, le jeune Lear fit part de son enthousiasme pour le P-16 aux ailes particulièrement innovantes et de son estime pour l’équipe de conception chez FFA à la recherche d’un nouveau défi. Ainsi naquit la Swiss American Aviation Corporation en 1959. Reprenant les meilleurs éléments du P-16, tout en les améliorant, l’équipe conçoit le SAAC-23 Execujet pouvant accueillir six passagers.
Excédé par la bureaucratie helvète, Bill Lear fonde en 1962 la Lear Jet Corporation et décide d’implanter sa chaîne de montage à Wichita au Kansas. Renommé Learjet 23, l’avion effectue son premier vol en octobre 1963. L’aventure faillit tourner à la catastrophe en juin 1964 lorsque le prototype 001 du Learjet 23 s’écrase lors du décollage. On conclut rapidement à une erreur flagrante du pilote d’essai de la Federal Aviation Administration (FAA) qui était aux commandes. L’automne suivant, le Learjet 23 est homologué par les autorités américaines. Le choix du numéro 23 dans la désignation de l’appareil fait simplement référence aux exigences de la section 23 de la réglementation fédérale sur l’aviation. Le plus petit, rapide et économique bizjet sur le marché lors de son lancement, le Learjet 23 pouvait même éclipser un avion de chasse F-100 Super Sabre en vitesse ascensionnelle. Il faut dire que ses turboréacteurs General Electric CJ61, légers et compacts, étaient directement dérivés de ceux propulsant le tout nouveau Northrop F-5 Freedom Fighter. L’épithète «Businessman’s Fighting Jet» venait de naître pour le petit bizjet.
Véritable génie de la publicité, le flamboyant Bill Lear invita plusieurs célébrités à voler à bord de son Learjet. Sa popularité explosa lorsque le célèbre crooner Frank Sinatra fit l’acquisition d’un Learjet pour les déplacements de son Rat Pack. À la fin de 1965, le seuil de la centaine d’appareils déjà vendus était franchi. Lancé en 1966, le Learjet 24 devint le premier bizjet de sa catégorie à faire le tour du globe en complétant le trajet dans un temps record. Les qualités exceptionnelles du Learjet 24 firent en sorte que la NASA l’adopta comme plate-forme pour des expériences à haute altitude. Version plus spacieuse pouvant accueillir de 8 à 10 passagers, le Learjet 25 fut également mis en marché en 1966.
Malgré le succès de son bizjet, Bill Lear se retrouve dans une situation financière précaire lorsque frappe une récession économique à la fin de 1966, Contraint de vendre son entreprise en 1967, la nouvelle société Gates Learjet prend la relève. Elle redresse si bien la situation que le seuil des 500 appareils livrés est atteint dès 1975 malgré le choc pétrolier de 1973. Par un heureux hasard, la direction de Gates Learjet avait opté pour des turboréacteurs à double flux Garrett TFE731 pour son Learjet 35 lancé en 1973. Plus silencieux tout en permettant de réduire de 35% la consommation de carburant, ces nouveaux turboréacteurs firent du Learjet 35 un succès immédiat qui attire notamment nombre de clients militaires. Essentiellement identique au modèle 35 et lancé la même année, le Gates Learjet 36 est doté d’un plus grand réservoir interne permettant d’allonger de 800km le rayon d’action. Excellent pilote, la légende du golf Arnold Palmer accompagné de deux autres pilotes améliora en 1976 le record mondial de vitesse pour le tour du globe en bizjet aux commandes d’un Learjet 36.
Toujours bon pour l’image de marque du Learjet, l’astronaute Neil Armstrong établit en 1979 plusieurs records d’altitude avec le nouveau Gates Learjet 28/29 aux ailes drastiquement redessinées. Les réservoirs en bout d’ailes, si caractéristiques du Learjet firent également place à des ailettes marginales (winglets). En 1977, le Learjet 28 fut le premier avion de série à incorporer ces ailettes développées par la NASA. Les Learjet 28 et 29 furent toutefois assemblés en petit nombre. Ce sera plutôt le Learjet 55 qui prendra la relève à compter de 1981. Répondant aux impératifs du marché favorisant les bizjets plus spacieux, le Learjet 55 sera le premier de la famille Learjet à permettre de marcher debout dans l’habitacle.
La féroce compétition du Cessna Citation initialement lancé en 1972, ainsi que la récession économique des années 1980, ont raison de la société Gates Learjet qui frôle la faillite en 1989. Rachetée par l’entreprise canadienne Bombardier en 1990. S’ensuivit en 1991 le lancement du Bombardier Learjet 60 doté de turboréacteurs à double flux Pratt & Whitney Canada PW305A. Version améliorée du modèle 55, le Learjet 60 sera le premier à abandonner la nageoire ventrale au profit de palmes ventrales (Delta Fins). Cette innovation améliore la stabilité latérale de l’avion tout en permettant d’augmenter la masse maximale au décollage autorisée.
Premier modèle de conception entièrement nouvelle depuis les premiers Learjet, le Bombardier Learjet 45 à l’habitacle plus spacieux fit mis en marché à compter de 1995, suivi en 2002 du Learjet 40 au fuselage raccourci. Évolution ultime du Learjet, les Bombardier Learjet 70, Learjet 75 (version allongée) et Learjet 75 Liberty (lancé en 2019) seront les derniers de la longue lignée des Learjet après plus de 3000 appareils livrés au fil des ans.
Le Bombardier Learjet 85 de nouvelle génération n’atteignit jamais l’étape de l’assemblage en série. Faisant largement appel aux matériaux composites, il visait une vitesse de croisière de Mach 0.82 et un rayon d’action de 5 600 km. Malgré les performances indéniables des deux prototypes assemblés, le développement du Learjet 85 fut interrompu en 2015 malgré une soixantaine de commandes en poche. Aux prises avec des problèmes de liquidités, la société Bombardier préféra se concentrer sur le développement de ses avions CSeries et Global 7000/8000, ainsi que sur la promotion de ses Challenger 350 et 650 lancés respectivement en 2014 et 2015.
Dans le segment du marché des bizjets légers saturé depuis la fin des années 2000 avec l’offre des plus économiques Cessna Citation et Embraer Phenom 300, la demande des appareils Learjet haut de gamme avait fondue comme neige au soleil. Ironiquement, le coup de grâce vint de la Suisse avec son Pilatus PC-24 mis en service en 2017. Cela ne signifie pas pour autant la disparition à court terme de l’iconique bizjet quand on sait que des Learjet 24 fabriqués dans les années 1960 volent encore de nos jours et font toujours tourner les têtes. La division Learjet de Bombardier va continuer à assurer le service après vente, offrant même le programme RACER de modernisation des Learjet 40 et 45. Qui sait, l’aventure du Learjet connaîtra peut être de nouveaux rebondissement dans les années à venir !
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